Nous étions dix, nous étions cent. Sur le bitume, sur le pavé. Le soleil avait sorti sa plus belle robe et nos yeux impatients. Nous étions dix, nous étions cent et nous avons marché. Cortège vibrant et foulant le pavé. Les trompettes pour claquer dans les rues. Éclatantes vibrations.
Nous étions cent et puis deux cents à fouler le pavé. Et nous avons marché. Marché jusqu’à la place. Parce que c’est toujours sur une place que tout démarre. Et tout a démarré.
La musique s’est dépliée, sortie de son nid, sortie en pied de nez. Investi les rues et les oreilles, réchauffé l’hiver. Sortie par derrière. Dessiné le printemps.
Nous étions vent et puis trois cents et nous avons dansé. Dansé debout. Debout. Parce que c’est en étant debout que tout commence. Quand nous prenons place et que nous sommes debout.
Nous étions sang ou quatre cents. Debout. Et comme toujours, quand tout démarre, que le monde est debout, je cherche un perchoir.
Nous étions cent ou bien cinq cents. Et je l’ai trouvé, trouvé un banc pour m’y percher. C’est là que toi tu es arrivé, tenant à peine sur tes deux jambes, en quête comme moi. D’un banc. Pour t’y asseoir.
Nous étions cent ou bien six cents quand Piazolla a pris la place. Dans les baffles dressées, le maestro s’est installé. C’est là que nous nous sommes tous assis. Toi sur le banc et moi aussi. Cercle de corps et de yeux réunis. Devant nous ils étaient deux. Deux qui se sont mis à tanguer.
Alors le temps s’est mélangé. Tous les pas perdus, les pas impatients se sont glissés dans les deux paires de souliers dansants. La liberté et la contrainte se sont fait face, les désillusions et les espoirs se sont roulés des pelles. Le passé, le futur n’ont fait plus qu’un. Pendant qu’Astor l’immortel continuait de jouer.
C’est à cet instant là que tu as pleuré. Tes yeux tout mouillés. Toi le grand homme du banc tout à côté. Tu as pleuré. Et tu as dit « ça me touche, ça me touche. J’étais danseur pendant quinze ans et ça me touche. » Et tous nous étions touchés. Par la musique infernale de Piazzola, par les corps qui s’accrochaient l’un à l’autre sans jamais tomber, par nous tous, ici, dehors, enfin.
Nous étions cent, nous étions huit cents et toi tu as pleuré. Tes pleurs ont coulé sur le bitume, ont rejoint les rigoles, ont emporté nos peurs. L’écorce de nos espoirs a grimpé les platanes et s’est accrochée tout à la cime. Les inquiétudes sont devenues certitudes et les peines sont devenues des phares.
Pas à pas nous reconstruirons des places vibrantes. Pas à pas nous danserons sur le bitume. Pas à pas nous reconquerrons la plaine, nous chanterons dans les micros et ferons valser les arbres de la place Salengro. Tes guibolles branlantes et le regard un peu soul, face au banc tu t’es mis à danser. Nous avons tous dansé. Nous étions cent et même neuf cents, et la place et nous ne faisions qu’un, et tout dansait. Tous debout, micro en porte-voix et notes en bandoulière.
À un moment tu as disparu. Je ne t’ai plus revu. Toi qui as osé pleuré pour nous tous. Parce que maintenant, nous le savons : nous ne sommes pas seuls, nous sommes dix, nous sommes cent, nous sommes huit cents, nous sommes mille et même plus qui feront pousser la musique, les poèmes et la danse à travers le bitume. Et nous reviendrons nous percher sur ton banc. Et toi tu seras là, et tu pleureras, tu pleureras le temps qu’il faudra.
Murielle Holtz
État d’urgence culturel. Manifestation du 23 janvier 2021 à Montpellier.